Les ornements dans l'œuvre

de Johannes Brahms

Le but de cet article est de prouver que dans le cadre des tremblements avec plusieurs battements, Brahms est héritier d'une habitude, qu'il n'a certainement pas inventée, de distinguer le tremblement français baroque par la note supérieure avec le signe w, du trille italien par la note principale avec le signe tr.

Les ornements dans l'œuvre de Johannes Brahms ne sont pas légion. Son style ne fait pas fréquemment appel aux signes d'ornementation si chers aux XVIIe et XVIIIe siècles. Deux œuvres sont néanmoins très intéressantes, car elles distinguent clairement le tremblement français w du trille italien tr. Il est très surprenant, de prime abord, de s'apercevoir que, comme dans l'œuvre de Johann Sebastian BACH, lorsque les deux signes sont employés dans la même œuvre, il s'agit de distinguer le tremblement qui commence par la note principale (tr) de celui qui commence par la note supérieure (w). Et ceci en 1856 c'est à dire un siècle plus tard.

Mais le signe w peut aussi revêtir une autre signification comme nous le verrons plus loin.

Voici tout d'abord la fugue en la mineur WoO 9 (1856)

(il va de soi qu'il faut reproduire les terminaisons comme indiqué dans la première exposition du Sujet de la fugue...)

Le distinguo entre les deux types de trilles est flagrant. Ce qui est encore plus intéressant, c'est qu'il est impossible de les interchanger. Si l'on attaque les tremblements par la note supérieure alors que le signe est tr ou l'inverse, par la note principale ceux qui sont indiqués par le signe français w, les dissonances sont insupportables. Les voici inversés !

Dans le détail, l'un après l'autre à l'inverse de ce que Brahms souhaite ....

Voici maintenant l'Aria des Variations et fugue sur un thème de Haendel op. 24, qui datent de 1861. Tous les trilles s'entendent par la note principale alors que dans la mesure de reprise de la 1° fois Brahms utilise un tremblement français avec terminaison en toutes notes. Nous verrons plus tard l'orthographe originale de Haendel...

C'est évidemment l'harmonie qui justifie de choisir la note principale. Comme nous l'avons déjà dit pour J.S. Bach, ce n'est pas la tournure mélodique qui doit prévaloir (qui est souvent satisfaisante dans les deux cas) mais bien la nécessité d'entendre la note principale sur le temps lorsqu'elle est nécessaire à la compréhension de l'harmonie. Voici cette Aria chiffrée :

Dans le 1er cas : hormis la continuité de la ligne du chant qui est plus agréable, si l'on attaque le trille par la note supérieure (), l'harmonie sous-entendue devient 4/3 (septième d'espèce ré, fa, la, do) du III° degré de sib majeur et non plus Vte.

Dans le 2ème cas : l'harmonie précédente est 6/4 ; c'est la double appogiature de l'accord de Vte. Sa résolution normale est 5/3 : le va au do et le sib au la. De plus, répéter le n'est vocalement pas élégant. Appuyer le donnerait le sentiment d'un accord de sixte.

Dans le 3ème cas : il n'y a pas de contre-indication harmonique puisque le fa fait partie de l'harmonie de Vte (c'est la fondamentale !). Seule, la ligne mélodique est plus satisfaisante ainsi que l'imitation de la première phrase...

Dans le 4ème cas : c'est ici que le distinguo entre les deux tremblements est vital ! L'ornement du serait plus intéressant par son appogiature mib ! C'est donc l'utilisation des tremblements français juste après qui justifie que l'on respecte la volonté de Brahms de commencer ce trille par la note principale !

Dans le 5ème cas : il n'y a pas de tremblement dans le manuscrit de Brahms. En revanche faire frapper la quinte contre sa fondamentale sonne creux. Le tremblement français par la note supérieure est donc salvateur. Il a certainement été restitué par les éditeurs pour se conformer au texte de Haendel (Sur les conseils de Brahms lors de la relecture?).

Dans le 6ème cas : ici la note supérieure mib est définitivement à proscrire ! Il en résulte clairement un accord de Vte 7/+ au lieu d'un accord de sixte du III° degré. Une seule note (appuyée) change la fonction harmonique !

Dans le 7ème cas : de manière similaire, si l'on attaque par le , on ne perçoit plus l'harmonie de Vte, mais une quarte et sixte (interdite d'ailleurs) du III° degré.

Dans le 8ème cas : comme dans le cas N° 4, l'appogiature de la tierce serait plus agréable ! Et plus dans le style baroque ! S'agit-il d'une erreur de Brahms ou souhaitait-il vraiment la note principale ? La précision d'utilisation des deux signes dans la pièce précédente de 1856 nous laisse penser que Brahms est normalement assez rigoureux en la matière...

Dans le 9ème cas : l'utilisation du tremblement français est naturellement bienvenue pour attaquer par la note supérieure. La direction du trait l'impose de toute manière. Mais c'est justement cette précision qui nous renseigne sur ses volontés précédentes.

Notez que ce n'est pas parce que la note est de valeur brève qu'il adopte ce signe w par rapport au tr. Voyez qu'il l'utilise aussi sur des valeurs longues. Néanmoins, nous verrons que sur des valeurs relativement brèves, il l'utilise aussi pour signifier un pincé renversé (trois notes en commençant par la note principale et en battant avec la note supérieure).

 

Voici maintenant le texte de Haendel extrait de la Suite N° 1 en sib majeur HWV 434. Malheureusement on a du mal à distinguer les signes d'ornement... Les éditions modernes que j'ai pu consulter donnent toutes des tremblements français, intégralement. Il me semble qu'il y en a au moins deux qui ressemblent plus à des tr italiens N° 2 & 7 peut-être 8.

Il est assez difficile de justifier l'utilisation des tr ou des w par Haendel. N'oublions pas qu'il est allé à Londres pour exercer son art et qu'il a du trouver en Angleterre des us et coutumes de la grande période élisabéthaine encore en vogue. Les ornements chez Dowland et Bull, voire Purcell sont assez énigmatiques. Le signe w semble revêtir une fonction d'agrément plus ou moins ad libitum. Il me semble que lorsque le trille ne pose pas de problèmes, à ses yeux ou oreilles, il ne prend pas la peine de préciser. C'est la sacro-sainte loi de la flemmite notatoire ! Ce qui est évident, on ne le précise pas : n'oublions pas que la gravure se faisait au poinçon et dans le cuivre à l'envers...

Remarquez, au passage, que les éditions modernes pour Brahms, ont rétabli le point d'arrêt après la terminaison du tremblement N° 4 (Rythme) ainsi que le tremblement N° 5 qui n'existe pas dans le manuscrit de Brahms (oubli?). Est-ce que Brahms voulait citer Haendel en jouant dans le style baroque, pas si loin de lui, ou bien s'approprier seulement le thème?

Je ferais donc assez confiance à Brahms, notamment pour les N° 1 et 3 ou il a pris la précaution d'indiquer un tr. Il me semble évident qu'il faille mélodiquement faire entendre en premier la note principale, nous l'avons discuté. Pour le reste laissons ses choix à Johannes Brahms.

Voici maintenant une autre utilisation du signe w : il s'agit d'un trille bref commençant par la note principale. Carl Philipp Emanuel Bach l'appelle Schneller ou pincé renversé dans la traduction française : J'ai toujours indiqué, sans jamais changer, de la manière qu'on peut voir à la fig. XCIV, le pincé court par mouvement contraire, dont la note supérieure doit être pincée et les deux autres se jouer avec les doigts raides. En raison de la vivacité de ce pincement, cet agrément, que personne n'a encore remarqué, pourrait s'appeler "Schneller" chez les Allemands.

(Carl Philipp Emanuel prend la peine de l'écrire en toutes notes pour éviter la confusion justement avec le tremblement court !)

Fort heureusement, Brahms a pris la peine d'écrire en toutes notes ce qu'il souhaitait au début de ce passage. On en déduit qu'il s'agit bien de "schneller" dans la suite lorsqu'il n'y a plus qu'une voix qui est ornée.

Trio du Scherzo de la Sonate op. 2 (mes. 22) (1852) :

Si besoin était, nous pouvons trouver encore une confirmation mesure 53 et suivantes, où grâce à la "facilité" nécessaire à la légèreté du mouvement, on s'aperçoit que Brahms désire bien le pincé renversé (ou demi-tremblement ou Schneller en allemand).

Mon but n'est pas de passer en revue toutes les situations possibles, mais je ne résiste pas au plaisir de poser les bonnes questions sur le passage suivant : Allegretto quasi Menuetto de la Sonate pour Violoncelle & Piano en mi mineur op. 38 (mes 38 et suivantes) :

Forts de ce que nous avons remarqué précédemment,  ces w signifient-ils des tremblements français (par la note supérieure) ou bien des "Schneller" ou pincés renversés ?

A priori, harmoniquement plutôt des tremblements par la note supérieure : l'ornement de la tierce de l'accord est plus expressif par son appogiature dans le 1er cas. Mais la réponse au violoncelle (cas N° 2) est mélodiquement très maladroite en venant du mi bécarre ! Et quid du cas N° 4 où la main droite du piano fait entendre le lab contre l'ornement du lab au violoncelle ! Du coup c'est quasi impossible d'attaquer par la note supérieure. D'où des pincés renversés ! Dans tout le passage....

Avec de grands compositeurs, je pense que l'on trouve toujours une justification à l'orthographe musicale. La difficulté réside dans le fait que le compositeur de musique est assujetti aux habitudes du solfège en vigueur et aux habitudes des interprètes ; il en résulte parfois des incompréhensions....

Dernière précision sur les tremblements, Brahms a l'habitude d'écrire les terminaisons en toute(s) note(s) : en  voici un exemple Romanze op. 118 N° 5 :

Les petites notes s'entendent donc comme la terminaison du trille précédent (même une seule, cas N° 1) et leur valeur doit découler de la vitesse des battements du trille....

Jean-Pierre Lecaudey