Quand doit-on séparer les croches ou les doubles-croches?

En observant le Livre d’Orgue (Ca 1714) de Louis-Nicolas CLERAMBAULT (1676-1749), vous pouvez constater le nombre considérable de liaisons qu’il a utilisées. La plupart nous paraissent redondantes, car nous sommes plutôt coutumiers de la musique de François Couperin. Nous avons montré dans l’article sur le style de Nivers qu’en fait l’habitude était d’orner fréquemment avant le temps ! C’est pour indiquer que, dans ce livre, il ne le souhaite pas que Clérambault précise systématiquement.

Exemple de liaison redondante ; Plein Jeu de la Suite du IIe Ton : nous aurions tous compris, aujourd’hui, qu’il s’agit d’un tremblement avec préparation et terminaison.

Voici la formule type, caractéristique de cette habitude de séparer les deux croches à la fin des périodes musicales : le ré # est l’accent supérieur du do#, puis le mi est l’anticipation du tremblement à venir. Les syllabes et la liaison nous y obligent : sæ-cu-li.

Marc-Antoine CHARPENTIER, Te deum, mes. 544 :

Je signale tout de suite un exemple de cette formule chez le même Louis-Nicolas Clérambault, afin de montrer que les auteurs « modernes » utilisent aussi ces formules « pré-classiques » : conclusion de la Basse de Cromorne de la Suite du IIe Ton : (je ne joue pas la basse sur le cromorne afin de mieux percevoir la main droite…)

Attention, même chez Charpentier, ce n’est pas systématique ! Voici un exemple où, manifestement il s’agit de la préparation du tremblement : mes 433 du Te Deum

D’ailleurs comme cela contrevient à l’habitude prise précédemment, il précise par une liaison.

En revanche remarquez ce que la flûte doit faire pour accompagner le chant dans les mesures précédentes. (Liaisons ajoutées au crayon)

Forts de ces constatations, voici la fin de cet Air formidable :

Comme à l’accoutumée, les doubles sont écrites avec des hampes séparées dans la partie du chanteur, mais pas dans les parties instrumentales !

C’est bien ce qui nous pose problème dans la musique instrumentale, notamment pour clavier. Il est indispensable de bien connaître ces formules vocales pour comprendre que ce sont les mêmes dans les livres d’orgues…

La difficulté réside dans le fait qu’il faut raisonner comme un musicien de la fin du XVIIe ou du début du XVIIIe siècle. Nivers c’est le « patron », et il vit toujours en 1710. les jeunes Couperin, Clérambault, Du Mage, Gaspard Corrette etc., doivent donc préciser par des liaisons qu’ils contreviennent au style dominant. Tant qu’il y a des liaisons tout va bien. Le problème c’est quand il n’y en a pas. Est-ce un oubli ou au contraire une formule pré-classique comme sæ-cu-li?

Voici un exemple où, manifestement il faut bien comprendre la formule d’ornementation :

Jacques BOYVIN, Premier Livre d’Orgue (1690), 4° Ton, Tierce en Taille :

Si vous ne séparez pas les deux doubles, nous entendons deux fois le même tremblement, avec, pour le second une préparation ! et le fa de ma main droite sonne alors comme une fausse note.

Au contraire, en jouant le do accent inférieur, puis le re anticipation avant appui sur le mi tremblement du re, le fa rend le mi très expressif !

C’est incomparable !

Le texte en partition imprimée pour plus de commodité :

Voici un passage similaire chez François Couperin : Basse de Trompette du Gloria de la Messe des Couvents ; cette liaison est d’ailleurs fautive dans de nombreuses éditions modernes…

Voici ce que cela donne avec la liaison fautive : (tremblement avec préparation et terminaison : c’est un peu plus fade…)

Forts de ces constatations, voici le cas de la célèbre Tierce en Taille du Gloria de la Messe (1699)  de Nicolas de Grigny (1672-1703) :

Remarquez tout d’abord les liaisons que l’on rencontre mes. 22

Et juste après idem mes. 24 : la liaison nous parait superflue, car nous aurions joué naturellement ainsi…

C’est donc bien pour contrarier le style pré-classique que Grigny précise par une liaison. Remarquez les liaison au crayon que j’ai ajoutées qui me paraissent donc sous-entendues en regard de celles qui contrarient ce style de Nivers.

Voici ce que les instrumentistes de 1699 auraient joué en l’absence de la liaison de Nicolas de Grigny ; liaisons en vert :

C’est dramatique car, à part le mi de l’accompagnement en double (1ère mes. pleine de l’écran) qui ne serait pas à sa place, c’est musicalement très intéressant aussi !

Voici maintenant le cas de conscience type : en l’absence de liaison il s’agirait donc d’adopter le style de Nivers ! Voici ce que cela donne (liaisons au crayon pour expliciter) :

Voici maintenant l’interprétation sans séparer les doubles : il me semble que c’est insupportable après avoir entendu le style de Nivers !

Il existe de nombreux cas où le dilemne entre la terminaison « normale » d’un tremblement et séparer les deux doubles en considérant la première comme accent inférieur et la seconde comme anticipation (liée ou non à la suivante) est difficile à trancher. C’est le contexte le plus souvent qui nous inclinera vers l’une ou l’autre des solutions.

Voici un exemple de cette difficulté : Tierce en Taille du Livre d’Orgue de Pierre Du Mage (Ca 1674- 1751)

La suite comporte de nombreux ports de voix écrits devant le temps ; je penche donc volontiers pour le style pré-classique.

Un autre indice peut voir indiquer cette séparation : le rythme de l’accompagnement. Dans le Récit en Dialogue du Verbum supernum de Nicolas de Grigny le rythme croche deux doubles est constamment accompagné par deux croches dans l’autre voix et à la mesure 3 il est impossible donc de séparer les doubles de la main droite : essayez les différentes liaisons au crayon, aucune n’est satisfaisante, c’est donc bien un port de voix double de la suivante (il faut jouer inégal en plus…)

Seule la mesure 42 superpose cette formule au rythme croche pointée / double : comme par hasard, c’est ici que la formule pré-classique convient parfaitement !

Je pourrais continuer à l’envie les exemples, j’espère que vous ne verrez pas des éléphants bleus partout après avoir lu cet article…

Néanmoins ça ne coûte rien d’essayer les deux solutions…