Ouverture de Don Juan

MOZART OUVERTURE DE DON JUAN

 Après une introduction dramatique qui anticipe la scène du repas avec le Commandeur, Mozart nous propose une page pleine de vie qui illustre parfaitement la forme sonate. Une attention particulière au plan tonal est nécessaire pour analyser avec pertinence l’organisation de cette dernière et éviter des contresens fâcheux… En effet à la première écoute on pourrait confondre certaines parties, notamment le Pont et le début du Groupe B…

Je ne résiste pas au plaisir de vous narrer en préambule la genèse de cette page, écrite, selon la légende, dans la nuit du 28 au 29 octobre 1787, nuit précédent la première représentation de l’opéra à Prague.

L’ouverture est, traditionnellement, ce que le compositeur compose en dernier, car elle doit donner une juste impression de ce qui va se nouer dans l’opéra.

Voici les témoignages de cet épisode : ils sont très intéressants pour comprendre le travail de composition de Mozart. Il travaillait beaucoup intérieurement et pouvait ensuite coucher sur le papier l’œuvre d’un seul jet. D’où l’impression qu’il ne faisait aucun effort.

C’est tout le contraire :

Extrait de Wolfgand Amadeus MOZART, de Jean et Brigitte MASSIN, Fayard, Paris 1990.

Un jour – c’était après les premières répétitions de son Don Giovanni – Mozart alla faire une promenade avec l’ancien directeur de l’orchestre et Kapellmeister Kucharz. La conversation tomba entre autres sur Don Giovanni. Mozart lui dit : « Que pensez-vous de la musique de Don Giovanni ? Plaira-t-elle autant que Figaro ? C’est d’un autre genre ! »

K. – « Comment pouvez-vous en douter ? La musique est belle, originale, profondément pensée. Ce qui vient de Mozart plaira certainement aux Bohémiens ! »

M. – « Votre assurance me tranquillise, elle est d’un connaisseur. Mais je n’ai épargné ni peine ni travail afin de faire quelque chose d’excellent pour Prague. On se trompe en général quand on dit que mon art m’a été facile à acquérir. Je vous assure, mon cher ami, que personne n’a eu autant de mal que moi à étudier la composition. Il ne serait pas facile de trouver un maître célèbre en musique que je n’aie étudié avec application, et souvent étudié à plusieurs reprises, d’un bout à l’autre. »

Et en effet, on voyait les œuvres des plus grands compositeurs sur son pupitre, même alors qu’il avait déjà atteint la perfection classique.

NIEMTSCHEK

 

Et pourtant malgré cet avertissement de Mozart lui-même, la légende va s’emparer de ce même séjour à Prague lors de la création de Don Giovanni pour faire la démonstration la plus éclatante de la facilité du compositeur.

Depuis le départ de Da Ponte, Mozart a délaissé son logement au centre de la ville pour aller habiter dans les faubourgs, à la villa Bertramka, demeure de Franz et Josepha Duschek, ses amis de vieille date. Dans l’hospitalière maison des Duschek, la vie s’écoule à un rythme rapide. Les relations sociales et mondaines y tiennent une grande part. Mozart sous leur toit partage le rythme de la maison, en même temps qu’il suit de très près les répétitions au théâtre de Prague, s’attardant encore sur le chemin du retour vers la Bertramka pour réveiller le cabaretier Steinitz, qui habitait près de Karlsbrücke, afin de satisfaire une dernière fois son envie de café, rentrant aux premières lueurs de l’aube et consacrant la fin de la nuit à écrire, suivant une habitude qui lui est chère. Dans ces conditions Mozart arrive à la veille ou à l’avant-veille de la première de Don Giovanni sans en avoir écrit l’Ouverture.

L’Inquiétude de ses amis, qui augmentait d’heure en heure, parut le soutenir : plus ils étaient embarrassés, plus Mozart se sentait l’esprit léger.

NIEMTSCHEK

 

L’avant-veille de la représentation, Mozart dit à sa femme qu’il allait écrire l’Ouverture pendant la nuit et lui demanda de lui faire un punch et de rester auprès de lui pour le tenir éveillé. Elle fit selon son désir et lui raconta des histoires, comme la lampe d’Aladin, Cendrillon, etc, qui firent rire le maître aux larmes. Mais le punch le faisait sommeiller, et il s’assoupissait dès qu’elle s’arrêtait de parler, se remettant au travail dès que Constance recommençait à raconter. Mais, comme l’ouvrage n’avançait pas, sa femme l’engagea à faire un somme sur le divan, lui promettant de le réveiller au bout d’une heure. Mais Mozart s’endormit si bien, que Constance ne prit sur elle de l’éveiller qu’au bout de deux heures. Il était cinq heures du matin. Le copiste devait venir à sept heures ; à sept heures, l’Ouverture était sur le papier. Les copistes eurent du mal à être prêts pour la représentation, et l’orchestre de l’opéra, dont Mozart connaissait la virtuosité, l’exécuta parfaitement à première vue.

NISSEN

Voici donc ce chef d’œuvre, écrit en deux heures…

Le Groupe A en Re M, présente trois idées principales :

A1 les deux premières :

a longue demi-phrase étirée avec d’emblée un chromatisme ascendant très expressif puis des syncopes donnant déjà beaucoup d’énergie.

a’ première libération de cette énergie contenue dans la première demi-phrase  (a), par deux mesures de croches avec appogiatures et notes répétées.

A2 libération  Forte de toute cette énergie dans une fanfare que nous retrouverons pour le Festin…

La reprise de ces deux premières carrures viennoises verra a parée d’un contre-chant à la flûte et d’une harmonie plus riche (mes 12 et 13) : Il s’agit d’accords appogiatures, que l’on peut néanmoins analyser… L’expressivité  de ces mesures en devient beaucoup plus grande.

La libération de l’énergie arrive cette fois en A3 par un commentaire de A2, véritable développement de l’idée initiale sur 10 mesures !

Pour une entrée en matière, on sent que le discours va être très animé !

 

Le Pont s’installe tranquillement en La M, puisque le Groupe A se terminait par une demi-cadence. C’est ici qu’il convient d’observer à la fois la ponctuation des différentes parties par des silences, le matériel thématique répétitif de cette partie, moins intéressant que les autres, la modulation en La mineur et l’affirmation presque caricaturale du Mi M Dominante de La. La difficulté, dans cette pièce, c’est que chaque partie présente les mêmes contrastes de nuances, d’atmosphères et d’énergie ! Seul le plan tonal permet de déterminer clairement les parties. Nous verrons ceci à la fin de l’Exposition.

La présentation strophique rend compte des carrures irrégulières de ce pont.

P1 se déploie sur 6 mesures (3X2) avec la même formule répétée trois fois.

P2, très lyrique tout à coup, verra sa formule elle aussi répétée trois fois, mais P3 va lui couper la parole après une précipitation de croches. Il manque donc une mesure et c’est ici une idée de génie qui renforce l’intrusion de P3 sur un accord de septième diminué très tendu et qui va installer La mineur ! (Un Groupe B ne ferait pas entendre ceci).

P3 répète lui aussi trois fois sa cellule très énergique avec port de voix double et notes répétées (p »). Il est à noter que cette cellule rappelle très clairement la cellule a’ de A1 et préfigure la deuxième formule de B1 à savoir b’ ! La dernière mesure fait entendre un accord de neuvième de dominante sans fondamentale (Si) qui amène la tonalité de Mi M.

Enfin P4, à caractère cadentiel, stabilise de manière ostentatoire Mi M Vte de La, tonalité dans laquelle on s’attend à entendre le Groupe B. Là aussi cette formule mélodique à base d’arpèges brisés préfigure B3 !

Là encore un Groupe B ne peut faire cela.

L’élève qui n’a fait que regarder la tonalité initiale de ce passage tombe immanquablement dans ce travers… et nous prétend que nous sommes dans B1…

 

Le Groupe B se divise clairement en trois parties : les cadences parfaites très affirmées et les ruptures dans le matériel musical sont assez explicites. La seule difficulté était de bien remarquer que B1 commence par deux mesures de Mi 7e de dominante avant de faire entendre La majeur…

B1 propose une opposition très nette entre b, un pentacorde descendant forte et marcato et une petite cellule répétitive, piano et humoristique. (Il me semble que l’on peut y voir le conflit entre la morale du Commandeur et la légèreté insouciante de Don Juan…). Remarquez que cette deuxième cellule s’apparente à a’ de A1 et donc aussi à p » de P3.

Chose curieuse pour l’élève, (et peu fréquente à cette période, j’en conviens), nous assistons mesures 55 à 65 (numérotation à partir de l’Allegro) à une sorte de petit développement en imitations canoniques sur b, et, surtout accompagné d’une modulation passagère en Ut M puis La m avant de retourner au ton de la Vte (La M), normale du Groupe B ! C’est la comparaison avec la réexposition qui nous permettra d’accepter cette licence au plan tonal traditionnel…

B2 propose tout d’abord une blanche, suivie d’un port de voix double et notes répétées. Ce n’est pas sans rappeler a’ de A1, donc également la formule de P3 !

B3 quant à lui s’apparente clairement à A3. Il s’agit tout d’abord de la reprise de A3 puis de répétitions de la dernière formule, afin d’emprunter un chemin harmonique différent pour conclure très clairement en La M et non pas d’arriver en La M dominante de Re M, comme nécessaire à la fin du Groupe A. Jouez consécutivement ces deux passages et vous sentirez la grande différence de sentiment tonal qui en résulte.

Bref sans anticiper la conclusion de cette analyse, j’attire votre attention sur la parenté de tous ces éléments thématiques entre Groupe A, Pont et Groupe B.

J’insiste donc lourdement sur la nécessité de relever clairement le plan tonal pour justifier la Forme Sonate.

DEVELOPPEMENT :

Dans la première partie de ce développement, Mozart utilise les éléments de B1 et va se livrer à un exercice d’imitations canoniques de haut vol.

En 1781 puis 1782 il s’initiera, seul, à la fugue : le dimanche à midi, à Vienne, le Baron van Swieten (musicien et compositeur amateur lui-même)  donnait des moments musicaux qui duraient environ deux heures. Il y invitait des musiciens qu’il appréciait, dont Mozart. C’était un fervent admirateur de Johann Sebastian Bach et Georg Friedrich Haendel entre autres. Il appréciait particulièrement la musique savante d’Allemagne du nord et donc les fugues de Bach. En compagnie de Michael Haydn notamment, il réduisait fréquemment à vue les grands oratorios de Haendel, tout en chantant les parties importantes !

Un témoignage de première main nous renseigne sur ces moments musicaux :

Mozart accompagnait ; Swieten, Starzer et moi, nous chantions. J’appris alors comment on doit jouer des partitions. Qui n’a pas entendu Mozart jouer une partition de Haendel à 16 voix et plus, chanter lui même et, en même temps, venir au secours de ceux qui faisaient des fautes, ne connaît pas Mozart, car il est encore plus admirable en cela que dans ses compositions.

Joseph WEIGL, (1766-1846), Autobiographie

Pour faire plaisir au Baron, qui les retenait ensuite à déjeuner, Mozart s’engage dans la composition de la Fugue. Nous avons les esquisses de ces travaux inachevés… Pour la première fois de sa vie, il va mettre une année entière à maîtriser ce style savant. Jusqu’alors, ce qu’on enseignait à Mozart, il l’assimilait immédiatement. En effet, les fugues inachevées fonctionnent parfaitement. Elles seront d’ailleurs achevées après sa mort par le Père Maximilien Stadtler. Mais il ne peut leur communiquer sa marque personnelle : cela sonne comme du Bach, mais en moins bien… La première manifestation du style fugué apparaitra dans le Prélude et fugue en Ut majeur KV 394 (avant le 20 avril 1782), mais il travaillera encore toute l’année pour acquérir cette virtuosité d’écriture. Les Quatuors de la fin de l’année 1782 en porteront la marque.

C’est bien de cet art qu’il s’agit ici : la superposition des éléments b et b’ en imitations canoniques est d’une virtuosité éclatante !

Page 6 le développement continue en exposant A1 et A2 en Sol Majeur.

Mes. 119, il reprend A1, en Sol mineur cette fois, mais ajoute une dernière cellule de a pour aboutir une tierce plus haut et donner un sentiment de suspension ineffable… sur un Fa 7e de Vte, suivi d’un grand silence.

Surprise : mes. 127 B1 reprend de plus belle dans des tonalités différentes. Si b M, puis sur la Vte de Sol m, en Sol m, puis sur la Vte de Re. Re mineur, puis Vte de La mineur pour enfin déboucher en La Majeur Dominante de Re pour la Réexposition. Le discours se fait de plus en plus tendu par l’apparition des tonalités mineures et de l’accord de septième diminuée (mes. 147) pour la dernière harmonie de B1 !

Mes. 151 à 162 une sorte de codetta se déploie sur une longue Pédale de dominante avec des harmonies tendues et très travaillées, pour finalement redescendre vers le calme de la réexposition du début de A.

REEXPOSITION

Le groupe A est réexposé à l’identique.

Le Pont de la réexposition est simplement transposé en Re M et se dirige donc vers La M, dominante de Re (Ton principal), afin de réexposer le Groupe B au ton de la tonique. P3 et P4 sont légèrement modifiés.

Dans la réexposition du Groupe B les différences sont très subtiles :

hormis la tonalité qui est naturellement Re M, ton principal de l’œuvre,

  1. Les superpositions de b dans la deuxième partie de B1 sont resserrées et se retrouvent aussi avec une voix supplémentaire, en canon à trois voix. Une petite différence aussi dans la cellule b mes. 223 et 225 à la flûte permet une harmonisation différente de ce canon à trois voix (Vte de Fa).
  2. Dans B2, le soprano mes.232 est le même que dans l’exposition en La M ! Alors que l’harmonie est forcément différente. C’est une petite facétie qui récompense l’analyste de son travail…

Enfin la conclusion ne s’éternise pas puisque le caractère cadentiel de B3 a suffisamment été exploité précédemment.

Dans l’enregistrement (extrait de l’opéra en entier), j’ai laissé à la fin les modulations successives qui apportent une sensation extraordinaire de « travelling », comme pour attirer l’attention vers le chanteur…

Ces modulations permettent d’introduire la tonalité du premier air de l’opéra. En vous laissant sur votre faim, je vous incite ainsi à prolonger l’écoute de ce chef d’œuvre absolu…

Lorsque l’on donne seulement l’ouverture, elle finit évidemment comme noté en Re M.

En conclusion, l’originalité de cette œuvre, hormis le contraste saisissant entre le caractère dramatique de l’introduction et cet Allegro molto, réside dans l’impossibilité à la première écoute de repérer clairement la forme. Les atmosphères très changeantes n’attendent pas les césures des parties de la forme sonate pour se faire jour. C’est comme un pied de nez à la forme classique habituelle, qui propose en général un Thème A de caractère « masculin » et un Thème B de caractère « féminin » (désolé pour le stéréotype genré qui était de mise naguère… au XXe siècle).

Nous avons vu que dans le Thème A nous avions une arcis piano A1 qui aboutissait à une Fanfare A2 Fortissimo. Puis la reprise A1′ se métamorphosait petit à petit vers une explosion de vivacité en A3.

Dans le Pont, pareillement les contrastes sont saisissants (déjà dans p  de P1 : Forte puis Piano) et particulièrement en P3.

Dans le Thème B on rencontre aussi des choses peu courantes comme une sorte de mini développement de B1 avec la formule b en canon.

Avec B3, Mozart finit de brouiller l’écoute en reprenant exactement A3… mais avec une harmonie lui conférant une autre sensation tonale, comme nous l’avons montré.

Bref, tout en respectant parfaitement le plan habituel de la forme Sonate Bi-thématique, Mozart n’assujettit en rien la volubilité fantasque du discours, au contraire. Ceci préfigure les différentes voies qu’exploreront Beethoven d’abord puis, par la suite, les romantiques…