Le legato dans l'œuvre pour piano de Frédéric CHOPIN

Je dois en préambule m’excuser auprès des pianistes que la nature n’a pas doté de mains suffisamment grandes pour adopter les doigtés que Chopin préconise. Il va de soi que le doigté ne saurait être une science exacte, tant il dépend de la morphologie de la main. Néanmoins il conditionne beaucoup de choses et doit être considéré avec attention. Chopin était un éternel insatisfait sur le plan du toucher ; les témoignages de ses élèves sont très éloquents… et le choix de tel ou tel doigt était, pour lui,  une préoccupation quasi première dans le jeu.

Je dois dès à présent rendre grâce à Maître Dominique Merlet, à qui je dois tant, d’avoir attiré mon attention sur nombre de détails qui me conduisent aujourd’hui à publier cet article. J’ai eu la chance de recevoir l’enseignement d’un de ses élèves Michel Dru, au Conservatoire de Toulouse, qui m’a énormément apporté, puis le bonheur de pouvoir recevoir des conseils très pertinents de Dominique Merlet lui-même. Lors d’une de ses conférences à Saint-Rémy sur l’Art de la pédalisation dans l’œuvre de Chopin, il a explicité de nombreuses fonctions de cette dernière sur le résultat musical. Cela m’a conduit à repenser en profondeur le rapport au legato, qui m’incite à publier cet article aujourd’hui.

Je lui dois, entre autres choses, d’avoir acheté la nouvelle édition Peters Urtext, dans laquelle on peut trouver toutes les variantes entre les diverses éditions de l’époque, mais aussi les indications de la main de Chopin pour ses élèves.

Par ailleurs le remarquable ouvrage de Jean-Jacques Eigeldinger « Chopin vu par ses élèves » (Fayard) a constitué le point de départ de cette réflexion.

 

En premier lieu :

Le choix de lier parfaitement les notes est directement en relation avec la possibilité matérielle de tenir les touches, quitte à substituer beaucoup, mais aussi en relation avec la pédalisation.

La forme des étouffoirs des pianos de l’époque laissait une sorte de « hallo » lorsque l’on laissait battre un très court instant ces premiers, mais aussi l’angle d’attaque de ceux-ci permettait de conserver la basse, dans le même cas, d’une pédalisation très rapide. L’œuvre de Debussy est directement inspirée par cette caractéristique.

Les étouffoirs de nos pianos modernes sont d’une efficacité redoutable aujourd’hui ! C’est pourquoi il me semble salvateur d’ajouter bien souvent de courtes pédales pour retrouver cette résonance naturelle des pianos de l’époque.

Ces restrictions énoncées, voici deux premières citations extraites du livre de Jean-Jacques Eigeldinger :

« Il pratiquait la substitution aussi souvent qu’un organiste » Hipkins 1

« Il faut multiplier les substitutions » Franchomme / Picquet / Anonyme 2

1, 2 : EIGELDINGER, Jean-Jacques : Chopin vu par ses élèves Fayard, Paris, 2006, § 1 & 2, p. 73

Ces deux citations nous amènent à donner quelques explications d’ordre biographique. Comme beaucoup de compositeurs  (Mozart, Beethoven, Liszt, Mendelssohn, Puccini pour ne citer qu’eux), Chopin a pratiqué l’orgue. A Varsovie, il a pris des cours auprès de Wilhem Würfel (1790-1832), professeur d’orgue au Conservatoire de Varsovie. Adolescent, il tenait fréquemment l’orgue pendant les offices dominicaux en l’église des Visitandines.

De retour de Palma de Majorque, on sait qu’il a tenu les orgues à Marseille (église Notre-Dame-du-Mont) lors des obsèques du chanteurAdolphe Nourrit, le 24 avril 1839. Pendant l’Élévation, il a joué un lied de Schubert (Die Gestirne, « Les Astres »), un des succès du chanteur.

Au XVIIe et au XVIIIe siècles, tous les organistes jouaient le clavecin et au XIXe, la plupart des pianistes jouaient aussi de l’orgue et tous les organistes avaient pratiqué largement le piano.

Nous savons aussi que Chopin jouait volontiers le Clavier bien tempéré de J.S. Bach et qu’il le faisait travailler tout d’abord à ses élèves.

Tout ceci pour montrer qu’il maîtrisait parfaitement le legato indispensable à la conduite des voix sur l’orgue.

Avant d’en arriver au legato absolu, un petit exemple des diverses pédalisations qu’il a proposées à différents élèves. Manifestement il cherche le meilleur résultat en fonction du piano et / ou du jeu de l’élève !

Venons en maintenant à quelques exemples de doigtés qui engagent au legato absolu des notes entre elles.

Nota Bene : les doigtés imprimés en italiques sont de Chopin.

Pour plus de commodité, j’ai laissé mes doigtés personnels, au crayon, déduits de ceux imposés par Chopin. Nous verrons que si l’on respecte les rares doigtés indiqués par l’auteur, nous n’avons pas beaucoup de choix possibles pour le reste de la partition.

Etude op.10 N° 6, mesure 32 :

Cette mesure 32 est lourde de conséquences : en effet le pouce sur la touche noire si bémol est assez inconfortable ! Néanmoins c’est le seul doigté qui permet de tenir le do noire pointé sur le premier temps et sur le deuxième. Nous en déduisons qu’il souhaite réellement tenir toutes les valeurs indiquées dans cette partition. Par ailleurs on comprend qu’il souhaite conduire la ligne de doubles croches legato: en effet l’indication sempre legatissimo se trouve au plus près de cette ligne de doubles au début de l’œuvre .

Remarquez, au passage, qu’à la mesure 3 le pouce puis le troisième doigt sont nécessaires pour tenir la basse. Le doigté imprimé par l’éditeur ne le permet pas. Tenir la basse ; c’est bien ce qui est nécessaire si l’on veut jouer sans pédale (ou presque).

 

Nous allons nous en rendre compte tout de suite : observez la mesure 23 ; le doigté 5 / 4 pour tenir le mi et le la est réellement très inconfortable ! Mais il permet de tenir jusqu’à la sixième double (fa #) et de la jouer de la main droite. Du coup la main gauche peut tenir le si grave blanche pointée !

Au passage le quatrième, mesure 21 (dixième double), ne permet pas de lier le chant ; c’est donc bien sur la ligne de double qu’il faut s’appuyer…

Comparons maintenant la mesure 23 avec la mesure 26 :

Remarquez que cette fois on ne peut pas atteindre la sixième double avec la main droite ; du coup la basse quitte sur la cinquième, et il faut évidemment substituer sur la blanche pointée pour tenir pendant que l’on va s’aider du pouce pour la ligne de doubles… Le glissé du deuxième permet là encore de tenir les notes supérieures !

Notez également le troisième de la dixième double qui permet non seulement de lier parfaitement la ligne de double, mais oblige aussi un geste très élégant ! La substitution du troisième en quatrième sur le sol # est nécessaire pour tenir jusqu’à la sixième croche comme demandé.

Dernière constatation sur cette étude op. 10 N° 6 « du legato », les dernières mesures :

Mesure 50 sur le deuxième temps, le pouce et le cinquième de la main droite permettent pour la suite de tenir le si bémol tandis que le chant est parfaitement lié. A la main gauche le troisième sur le si bémol permet l’emprunt à la ligne de double et la liaison vers la mesure suivante. Le partage entre les deux mains à l’aide des pouces dans les deux dernières mesures, clairement demandé par l’auteur est le seul doigté qui permet de tenir les valeurs longues aux autres voix, seule garante de l’absence de pédale ou de sa présence légère…

La pédalisation de la fin de la Ballade op. 52 nous prouve qu’il ne supportait pas la superposition de notes contigües telles que les gammes chromatiques ou les chromatismes retournés présents en permanence dans cette étude. Notez l’absence de pédale au début de la coda qui éclaire grandement l’harmonie. Par la suite toutes les gammes chromatiques sont sans pédale ! Il s’en suit une indiscutable clarté. Comme le fait justement remarquer Dominique Merlet, « imaginez le nombre d’indications Ped * que Chopin a pris la peine d’écrire! » Il faut bien les respecter, ou au moins les essayer, pour comprendre ce qu’il souhaitait, pour pouvoir s’adapter aux paramètres des pianos actuels.

La contrepartie à l’absence de pédale est évidemment de prendre la peine de jouer parfaitement legato les passages qui en sont dépourvus… Donc de bien réfléchir au doigté…

Je publie ici mes doigtés pour interpréter cette étude qui me parait être une véritable étude du legato absolu. Le travail sans pédale est un préalable très instructif pour comprendre comment Chopin souhaite que l’on conduise non seulement le chant, mais surtout la ligne de doubles.  Pour la qualité du son, à mon sens, l’interprète pourra néanmoins « mouiller » légèrement en étant très à l’écoute de la clarté de la ligne de doubles… Pour voir la vidéo : https://studio.youtube.com/video/PMef4BVFyQQ/edit

Il y a quelques extensions que certaines mains ne peuvent pas réaliser. Une pédale prompte et précise pourra pallier ce défaut de legato…

Deuxième exemple d’étude du legato : Etude op. 10 N° 3

Remarquez toujours l’absence d’indication de pédales associée au terme legato.

Il y a beaucoup à dire sur ce début ! Les trois premiers doigtés de la main droite donnent « le ton » : le troisième permet de lier parfaitement #, mifa # à venir, puis de tenir lié jusqu’à la mesure suivante. La mesure 2 devient plus délicate pour un instrumentiste non rompu aux exigences du jeu polyphonique. Tenir réellement les valeurs en liant la voix de ténor (les doubles) s’apparente au jeu de l’orgue. Il est bien plus aisé de soigner seulement le timbre et de lier avec la pédale ! Mais c’est justement ce que Chopin ne veut pas : il souhaite nous initier à s’appuyer sur le legato pour timbrer les voix supérieures. C’est plus difficile dans un premier temps, mais le son est par la suite incomparable. Et puis c’est pour étudier, comme son nom l’indique. Au passage, il faut bien ici le remercier de nous avoir donné des exercices d’une telle qualité, qu’ils se hissent au rang d’œuvres à part entière qui nous permettent de travailler sans relâche si longtemps sans jamais se lasser !

Remarquez aussi le troisième doigt initial de la main gauche qui incite à lier parfaitement jusqu’à la noire suivante. L’accent à contre temps sur le si ne se supporte que sans pédale, sans quoi il devient trop envahissant…

La suite est encore plus éloquente : si l’on veut respecter le legato des tierces mesure 5 il faut « ramper » les pouces ! et respecter les liés par deux au chant ! Mesure 6 il propose le quatrième sur le deuxième temps : il s’agit de le glisser comme à l’orgue !

Mesure 8 ça se gâte vraiment : le ten. (tenuto) n’est pas très sympathique pour les petites mains (qui ne peuvent tenir les noires pendant que les doubles sont toujours liées 1, 2, 1, 2). Le doigté substitué 2-3 sur le # permet néanmoins de réaliser le tenuto…. pour ceux et celles qui le peuvent…

Mesure 17 & 18 remarquez qu’il demande par deux fois de tenir les noires et il rappelle mesure 18 sempre legato ! Cela entraîne le doigté avec le 5ème qui passe par dessous mesure 17 (seul doigté indiqué par Chopin) mais surtout trois substitutions de suite dans la mesure 18 (on pourrait imaginer arriver sur un second sur la dernière double, mais cela n’aide pas l’enchaînement avec la mesure suivante et le timbre n’est pas le même. Je dois confesser que ma longue pratique de l’orgue m’incline à réaliser cela spontanément….

Pour se convaincre que cette partition est pensée sans l’aide de la pédale (ou très peu aujourd’hui sur les pianos modernes) voici les doigtés de sixtes liées pendant que la main gauche est détachée :

Au passage notez les noires de la basse qui débordent de la mesure…

Le 3 mesure 21 permet de lier parfaitement les sixtes ainsi que le 5 de la mesure suivante.

Mesure 23 Chopin demande le 4 sur le la #. Pour lier la voix d’alto et les tierces il convient de substituer immédiatement le 3 en 4 sur le sol # ! Cela nécessite une certaine virtuosité dans le domaine pour obtenir la célérité demandée par le tempo…

Comparons avec la situation suivante :

Mesure 27, il nous propose le 5 directement sur l’appoggiature : en effet le quatre est trop inconfortable et ne permet pas de lier correctement le chant, de toute manière. Par ailleurs il est quasiment impossible de le timbrer correctement. Chopin est pragmatique : il choisit, cette fois,  de sauter au détriment de la liaison du chant au bénéfice du timbre. Décidément il n’indique pas les doigtés pour rien !

Remarquez au passage que le glissé du second dans les sixtes permet, là encore, le legato absolu nécessaire à l’absence de pédale pour obtenir la basse détachée. (L’étude en sixte op 25 N° 8 nous l’a enseigné…).

Mais le plus édifiant arrive :

Le doigté de la main gauche mesures 29 et 30 oblige le phrasé. Ceux de la main droite mesure 30 permettent de véritablement tenir les syncopes : il va de soi que lier deux fois deux notes avec une seule main et cinq doigts est impossible ! Néanmoins les liaisons syncopées font oublier l’absence de legato absolu et surtout apportent des harmonies remarquables sur les temps forts suivants. La pédale noie complètement ces effets ! Ainsi que le piano subito et les accents insupportables dans la résonance de la pédale. C’est ici la preuve qu’il n’entend pas que l’on mette de la pédale dans cette partie.

Même cas mesures 34 et 35 :

Ici Chopin est un peu plus prolixe en doigtés : il nous propose de lier parfaitement les doubles notes ! C’est beaucoup plus rassurant, finalement et le son n’est pas le même !

 

Pour conclure :  lorsqu’il souhaite la pédale il la demande ! :

J’espère par cet article avoir contribué à expliquer clairement les intentions de Chopin dans l’étude du legato. Bon travail…

A la lueur de ces deux études (et d’autres à venir) nous verrons que l’on peut envisager beaucoup de passages sans l’aide de la pédale ou au moins avec discernement et discrétion.

Jean-Pierre Lecaudey, 31 mars 2017